Implantation cochléaire pédiatrique précoce et acquisition du langage
Audrey COLLEAU – ATTOU
Orthophoniste D.U. Troubles d’apprentissage Attachée au service ORL, Unité d’Implantation Cochléaire, C.H.U. Timone, Marseille
L’ intérêt d’une implantation cochléaire pédiatrique est largement reconnu dans les cas de surdités profondes et sa précocité conditionne la qualité du langage de l’enfant.
En 1995, après une étude comparative et prospective sous l’égide du National Institute of Health aux Etats-Unis, les indications d’implantation cochléaire se sont élargies. Le consensus préconisait une implantation cochléaire avant l’age de 3 ans. Aujourd’hui, il existe une discussion sur l’indication de l’implantation cochléaire avant l’âge d’un an. Dans les pays anglo-saxons la Food and Drug Administration (Administration américaine des denrées alimentaires et des médicaments) avance l’âge d’implantation à 12 mois, et plusieurs équipes en font déjà une pratique courante.
En France, l’âge moyen d’implantation précoce est entre 18 et 24 mois, et 30 % des enfants implantés avant 2 ans ont moins de 18 mois : parmi eux, certains avaient moins d’un an (Colleau 2004). Le jeune âge soulève quelques problèmes comme la détermination précise du seuil audiométrique, l’abord chirurgical et l’anesthésie, les aspects psychologiques. Toutefois, la technique des potentiels évoqués liée à l’audiométrie comportementale et l’expérimentation des chirurgiens ôtent les deux premières réserves. L’implantation précoce, avant 18 mois favoriserait l’acquisition de la perception et du langage grâce à la réhabilitation de l’audition s’effectuant de façon plus naturelle à l’âge de la structuration phonétique.
Les travaux sur l’acquisition du langage de l’enfant entendant révèlent des interactions entre le développement cérébral et l’environnement linguistique. La surdité vient modifier ce schéma classique d’apprentissage du langage mais l’implantation cochléaire précoce pourrait-elle rétablir ces processus développementaux ? Comment l’organisation cérébrale s’établit chez les enfants implantés ? Quelle est l’incidence de l’implantation cochléaire précoce sur l’organisation neuro-cognitiviste du langage ?
Les capacités linguistiques précoces de l’enfant entendant
Des interactions constantes ont lieu entre les aptitudes innées du bébé et les informations linguistiques de l’entourage. A la naissance, l’enfant possède un patrimoine génétique. Ainsi l’enfant développe son langage spontanément, sans apprentissage explicite, par imprégnation. La réalisation des qualités biologiques humaines du bébé va dépendre d’une espèce de « boite à outils » que constitue l’environnement (Bruner). L’environnement va jouer un rôle considérable dans le développement des capacités cognitives de l’enfant, et du langage. C’est un facteur analysé systématiquement dans l’évaluation et la prise en charge de l’enfant et de sa famille. Par contre, les aptitudes innées sont difficilement palpables, notamment chez les enfants sourds. Hémisphères et latéralisation : deux conceptions opposées. Deux conceptions s’opposent : l’équipotentialité (Lenneberg) et l’invariance (Kinsbourne). Pour Lenneberg, les deux hémisphères du cerveau de l’enfant ont à la naissance une potentialité égale de recevoir le langage dans les deux premières années de vie, et la latéralisation hémisphérique gauche pour le langage est issue des processus d’apprentissage. Kinsbourne avance que la latéralisation des fonctions cérébrales est un phénomène inné qui ne fait que se préciser avec l’age.
Les perceptions phonétiques Il existe un certain nombres de travaux indiquant que la perception de la parole est catégorielle. Ceci a pu être mis en évidence par des expérimentations HAS (High Amplitude Sucking) ou technique de la succion non-nutritive (Dehaene - Lambertz). Dès les premiers mois, le nourrisson effectue des différenciations discontinues : il est capable de reconnaître des syllabes. Ainsi, de la naissance à 6 mois, le nourrisson perçoit tous les sons ou contrastes phonétiques dans toutes les langues. Puis, il est capable d’apprentissages perceptifs rapides puisque vers 8-10 mois, il peut sélectionner des phonèmes de sa langue maternelle et ignorer les autres. Un organe du langage. Les données des études sur la perception de la parole chez le nourrisson s’accordent pour avancer que la capacité à apprendre une langue humaine fait partie de notre bagage génétique. Les recherches ayant mis en lumière cette capacité ont démontré une asymétrie en faveur de l’hémisphère gauche (le planum temporale), ce qui suggère une dominance cérébrale et une spécialisation fonctionnelle très précoces, dès la 31 è semaine de vie fœtale (Geschwind & Galaburda, 1987)
Les capacités cognitives L’attention conjointe et le pointage précèdent et participent à l’élaboration du langage. L’attention conjointe consiste à suivre la direction du regard, ou diriger le regard vers autrui. Le pointage, encore appelé geste déictique peut être proto-déclaratif, orienté vers l’objet d’intérêt, ou bien proto-impératif, orienté vers l’objet réclamé. Ces capacités représentent les pré-requis du langage. Lorsqu’elles sont absentes chez le jeune enfant, la suspicion d’un trouble associé s’installe, et des examens complémentaires sont indiqués.
Effets de l’implantation cochléaire précoce sur l’acquisition du langage
Le bébé sourd n’a pas les mêmes chances de développer le langage oral. Des capacités cognitives innées demeurent mais l’absence de perceptions phonétiques va modifier l’organisation cérébrale. Ainsi la carence auditive durant la vie fœtale rend plausible l’hypothèse de l’équipotentialité. Ceci se vérifie par les travaux de Neville qui révèlent que des stimulations linguistiques précoces conduisent à une spécialisation hémisphérique gauche pour le langage. En revanche, l’absence de stimulation auditive entraînerait une réorganisation cérébrale.
L’approche neuro-cognitiviste nous permet d’avancer l’intérêt d’une implantation précoce pour favoriser le rétablissement des réseaux neuronaux impliqués dans la perception et le langage, et conduire ainsi à une spécialisation hémisphérique gauche pour le langage. Ainsi, plus la privation sensorielle est courte et plus l’enfant a de chances de développer une langue orale. Et pour le jeune enfant, la clé du langage oral, c’est le babillage.
L’apparition du babillage chez l’enfant normo-entendant se réalise entre 6 et 10 mois. L’expérience et la littérature montrent que les enfants sourds profonds appareillés babillent plus tardivement, autour de 18 mois.
Dans une étude auprès d’enfants sourds, Vinter a confirmé l’existence d’une relation certaine entre l’importance de la perte auditive et les caractéristiques des productions vocales (la durée des énoncés, les schémas mélodiques et le répertoire phonique). Par conséquent, l’apport des informations acoustiques fourni par l’appareillage améliore les performances des enfants. L’auteur avait relevé que tous les enfants sourds vocalisent, mais qu’ils ne babillent pas systématiquement. De même, elle rapporte que certains enfants transforment leur babillage en premières formes de langage et que d’autres persistent à babiller jusqu’à un âge avancé. La relation entre babillage et audition est très significative ; le babillage canonique, (qui se caractérise par la productions de suite de syllabes de type CV, CVC, CCV) n’émerge pas en l’absence d’informations acoustiques, même si les stimulations sociales sont importantes. Aujourd’hui, par une réhabilitation auditive telle que le permet l’implant cochléaire, l’enfant perçoit ses propres productions et a plus de chances de développer le babillage pour entrer dans le langage oral.
Certains auteurs ont commencé à étudier le babillage des enfants implantés. Dans une étude belge récente, sur 10 enfants implantés entre 5 et 20 mois, la moitié d’entre eux a commencé à babiller dans le mois qui a suivi l’activation des électrodes. Les auteurs ont conclu que plus l’implantation est précoce et plus tôt le babillage se met en place. (Schauwers et al, 2004). Egalement, dans étude italienne auprès de 10 enfants implantés avant l’age de 12 mois, l’apparition du babillage apparaît entre un à trois mois après l’activation des électrodes de l’implant cochléaire. (Coletti et al, 2005). Govaerts rapporte que seuls les enfants implantés avant l’âge de 10 mois commencent à babiller à temps.
Conclusion
L’âge à l’implantation est un facteur essentiel de bons résultats. Dans le cas de l’implantation précoce, c’est à dire avant 24 mois, les résultats sont très homogènes dans tous les domaines. L’impact du jeune âge sur les résultats est lié au fait que la réhabilitation de l’audition survient au moment de la structuration phonétique physiologique en permettant une évolution naturelle vers l’oral. Dans une étude américaine où la question initiale, portant sur la date d’implantation, était « is younger is always better ? », l’auteur avance qu’il n’y a pas de différence significative en terme de perception de la parole entre les enfants implantés entre la première année de vie et la seconde (Holt et al., 2004). L’implantation cochléaire précoce rétablit le feed-back acoustique et facilite ainsi les processus développementaux du système cérébral. Mais, alors que tous les auteurs sont unanimes pour implanter précocement, les résultats perceptifs paraissent être similaires chez les jeunes enfants sourds qu’ils soient implantés à 12 mois ou dans l’année qui suit. C’est l’émergence du babillage qui semble faire la différence.
Actuellement, dans les centres d’implantation, il existe toujours le délai du bilan pré-implantatoire et la durée suffisante du port des prothèses conventionnelles, avant de pratiquer une implantation cochléaire. Nous pouvons pensé que le programme de dépistage néonatal systématique va avancer l’âge des implantations cochléaires précoces.
L’age d’implantation a des effets considérables sur la mise en place du langage si nous considérons le babillage comme élément prédictif de son développement. Dans ce cas, l’apparition du babillage chez l’enfant sourd implanté pourrait laisser présager un développement du langage oral comparable à celui de l’enfant entendant. Toutefois, l’excellente audition fonctionnelle que permet l’implant ne doit pas modifier la prise en charge de l’enfant : la guidance parentale demeure indispensable, et le suivi orthophonique est nécessaire afin d’accompagner l’enfant dans ses apprentissages et lui apporter les aides dont il a besoin.
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