Plasticité cérébrale, implications pour l’implantation cochléaire
Pr Paul Avan, laboratoire de biophysique sensorielle (EA 2667), faculté de médecine, Clermont-Ferrand
Présentation au colloque Airdame décembre 2004, Pitié Salpêtrière, Paris.
La notion de plasticité décrit la capacité du système nerveux central à se câbler et recâbler non seulement au cours de son développement normal, où l’on sait que les connexions entre neurones dépendent de l’activité qui leur est imposée, mais aussi en cas de déficit ou en cas de surstimulation. Il en résulte la possibilité de rétablir certaines fonctions déficitaires à condition de rétablir le flux d’informations issu de la périphérie et qui avait été interrompu par une pathologie, notamment sensorielle. Cette possibilité est bien réelle mais elle est conditionnée par la notion de « période critique » : en effet, en dehors de certains intervalles temporels, le rétablissement d’entrées ne suffit plus pour le retour d’une fonction, ou en tout cas pour que ce retour se produise facilement.
La découverte de la plasticité neuronale est relativement récente et repose sur l’observation du phénomène de potentialisation à long terme. Ce phénomène a d’abord été mis en évidence au niveau des circuits impliqués dans la mémoire (hippocampe). En effet, la stimulation prolongée d’un circuit neurone – synapse – deuxième neurone entraîne une augmentation d’efficacité de la synapse considérée : le même stimulus qui ne permettait pas son activation faute d’intensité suffisante, avant l’activation prolongée du circuit, est ensuite assez efficace, et ce durablement, de nombreuses heures après la stimulation prolongée a pris fin : il apparaît donc une mémoire. Le phénomène de potentialisation est complété par le phénomène inverse, où une synapse peu stimulée finit par perdre complètement son efficacité. Il s’agit dans ces phénomènes d’une modification physique, qui aboutit à ce que les circuits impliqués développent un phénotype différent de celui initial. C’est ce même type de phénomène qui se produit dans les autres régions du cerveau, mais les séquences exactes qui y sont impliquées sont encore imparfaitement connues dans les détails moléculaires.
L’existence de périodes critiques est particulièrement significative pour l’acquisition de la langue maternelle, puisqu’elle se fait de manière optimale autour de 2 ans, de manière finalement satisfaisante, mais plus laborieusement, chez un enfant sourd appareillé, à condition de mettre en route un appareillage efficace avant 6 ans, faute de quoi l’acquisition ne pourra plus être que rudimentaire. La conséquence sur la stratégie d’implantation cochléaire la reconnaissance du fait que l’implantation précoce d’une surdité prélinguale garantit statistiquement de meilleurs résultats. En effet, Nikolopoulos et O’Donoghue (1999) rapportent, à partir de méthodes d’évaluation psychophysiques, que l’âge est un prédicteur négatif du succès d’un implant en termes de performances : les coefficients de corrélation r trouvés (selon la performance considérée) varient de –0,44 à –0,58, ce qui indique que l’âge explique 19 à 33% de la variance (mais jamais 100%, très loin de là). Sharma et al. (2002), se basent sur les résultats de la maturation des potentiels évoqués auditifs pour conclure la même chose, chez des enfants implantés avant 3 ans et demi. Même lorsque l’implantation est pratiquée plus tard, néanmoins, des performances intéressantes peuvent être obtenues, mais les objectifs fixés doivent être adaptés : pour des enfants implantés après 5 ans, ceux éduqués de manière oraliste (dès avant l’implantation) réussissent ensuite mieux, dans une stratégie cohérente donc, que ceux préalablement éduqués en communication « totale » (Osberger et al., 1998).
La privation sensorielle influe négativement sur la maturation des synapses et des centres neveux, en ce que, par exemple au niveau du cortex auditif primaire, le nombre de synapses reste anormalement (et paradoxalement) élevé, mais en fait peu efficace alors qu’il devrait normalement involuer d’un facteur 50% (grâce à des phénomènes de sélection naturelle contrôlée par les stimulations d’origine périphérique), tout en gagnant en efficacité. Au niveau du tronc cérébral, on retrouve surtout une diminution des densités synaptiques (Hardie et al., 1998) et neurales (Hardie et Sheperd, 1999) : on ne trouve ainsi que 17% de la densité normale au niveau du ganglion spiral, et 46% dans le noyau cochléaire d’animaux privés complètement à la naissance d’afférences auditives par destruction uni ou bilatérale de la cochlée. Au niveau cortical, des expériences chez le chat partiellement déafférenté peu après la naissance montrent que la distribution normale en bandes régulières, chacune de largeur similaire et dévolue à un intervalle de fréquences donné, subit un changement drastique qui reflète sa plasticité (de privation) : Les neurones corticaux primaires survivent tous mais se trouvent réaffectés à des fréquences qui n’étaient pas initialement les leurs, de sorte que les bandes dévolues à l’intervalle de fréquences le plus proche de la frontière entre cochlée normale et détruite acquièrent une largeur démesurée en empiétant sur les bandes initialement dédiées aux fréquences désormais « sourdes » (Harrison et al., 2000).
La mise en œuvre d’une stimulation chronique électrique, en cas de surdité profonde d’origine cochléaire, permet d’activer la plasticité en sens inverse de celui abordé plus haut. Sur des modèles animaux, il a été montré par des méthodes directes d’enregistrement et d’analyse cellulaire que les aires corticales connectées sont plus grandes si l’animal rendu sourd à la naissance a été implanté plus tôt et qu’il existe un âge critique d’implantation au delà duquel il n’y a plus de progrès à ce niveau (Kral et al., 2001). Des événements moléculaires sont également activés dans ces conditions (Illing, 2001). Toutefois, à un niveau plus bas, celui du mésencéphale, les aires activées sont similaires chez les devenus sourds ensuite implantés et dans le cas de surdités néonatales (Moore, 2002).
Chez l’homme, il est plus facile d’enregistrer des effets électrophysiologiques que de mesurer des aires corticales, bien que ceci soit possible par imagerie cérébrale fonctionnelle. Les potentiels évoqués su tronc cérébral (précoces) sont ainsi aisément enregistrables en routine, et Gordon et al., 2003, ont montré que les caractéristiques d’amplitude de ces potentiels, une fois l’implant posé, ne dépendaient pas de l’âge, que l’implant ait été posé à 1 an ou plus tard, pour remédier une surdité néonatale profonde. Bien sûr, ceci doit être interprété avec prudence, comme tout ce qui touche aux potentiels évoqués précoces, qui ne détectent l’activité que de certains neurones, et à condition que cette activité soit synchrone. Le fait qu’un implant électrique entraîne une activité neuronale synchrone n’est guère surprenant, au fond, vu sa manière de stimuler.
Les effets plus centraux d’une implantation relativement tardive ont fait l’objet de nombreuses études récentes, devant l’augmentation du nombre de cas de ce type et devant l’idée que la plasticité risque fort d’avoir une efficacité moindre en cas de privation sensorielle trop longue. Les méthodes psychophysiques montrent clairement que les résultats tendent à être moins bons si l’implantation est plus tardive (Nikolopoulos et al, 1999). L’imagerie cérébrale par TEP-scan, qui permet de mesurer et cartographier l’augmentation du débit sanguin cérébral lors de l’audition de sons de parole, montre une activation normale du cortex auditif primaire même en cas d’implantation tardive (Naito et al, 1997), mais une médiocre activation des cortex associatifs dans les mêmes conditions (Lee et al, 2001). Un outil plus complexe à interpréter, mais de mise en œuvre simple, rapide et surtout parfaitement non invasive, est fourni par les potentiels évoqués corticaux ou tardifs : ceux-ci, en réponse à des bouffées tonales, montrent des ondes typiques P1, N1b et P2 autour de 100 à 200 ms suivant la stimulation. La morphologie et les latences exactes des sondes varient de manière complexe lors de la maturation normale, qui s’échelonne jusqu’à l’âge adulte. L’observation de cette morphologie chez des implantés à des âges variés permet de rechercher chez ceux-ci une sorte de maturation équivalente. Des résultats encourageants ont été rapportés dans un 1er temps : Alors que la privation sensorielle a arrêté toute maturation, l’implantation lui permet de redémarrer (Sharma et al, 2002 ; Ponton, Eggermont et al, 1996-2001). Cependant, un plafond de « performances » plus bas est atteint chez les implantés tardifs. Notamment, l’onde N1b chez eux est toujours anormale, ce qui traduit probablement une immaturité sous-jacente des axones de couches superficielles du cortex, impliquées dans un rôle associatif. Deux périodes critiques existent : avant 3,5 ans, tout va bien ; entre 3,5 et 7 ans, la maturation se produit mais plafonne trop bas. Après 7 ans il n’y a plus de maturation du tout.
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