Un développement du langage oral spécifique à l'enfant implanté
Un développement du langage oral spécifique à l’enfant implanté
Cette étude a fait l’objet d’un mémoire d’orthophonie réalisé en 2005 au sein du Département d’Orthophonie de l’Université Bordeaux II sous la direction de Bernadette Carbonnière (chargée d’enseignement au Département d’Orthophonie).
Depuis maintenant une vingtaine d’années, l’implantation cochléaire est une possibilité offerte aux enfants sourds profonds prélinguaux. L’accès de ces enfants à la communication et au langage en est modifié. L’implant cochléaire apporte des informations sonores différentes de celles obtenues par amplification prothétique. De plus, sur les plans cognitif et psychologique, l’implant cochléaire induit un nouveau contexte. Comment ces enfants développent leur langage oral ? Ce développement présente-t-il des spécificités ? Dans cette étude, nous avons ciblé leur expression orale, au travers de deux axes de recherche :
- quel délai de développement du langage ?
- ce retard est-il spécifique aux enfants sourds prélinguaux implantés ?
Nous avons retenu une population de 10 enfants, âgés de 4 ans à 7 ans au moment de l’étude, tous sourds profonds prélinguaux, implantés entre 1 an ½ et 3 ans ½, avec une durée d’expérience auditive variant de 1 an ½ à 3 ans, avec une exception de 5 ans pour la plus âgée. Tous ces enfants bénéficient d’un suivi pluridisciplinaire. Nous avons évalué trois aspects de l’expression de ces enfants : l’articulation, le lexique et la morphosyntaxe.
- L’articulation
C’est en articulation que les capacités de ces enfants implantés cochléaires se rapprochent le plus des entendants. Deux enfants sur 10 maîtrisent tous les phonèmes. Les autres échouent sur 1 à 10 phonèmes.
Nous retenons en particulier :
- Les liquides /l/ et /r/ sont maîtrisées avant l’âge limite normal d’acquisition. Or le /r/ en particulier, postérieure, est réputée difficile pour les enfants sourds.
- Les occlusives sonores /b/, /d/ et /g/ sont échouées par 3 à 4 enfants, alors qu’ils réussissent /p/, /t/ et /k/. Chez les entendants, les couples sourdes/sonores d’occlusives sont acquis simultanément (/p/-/b/, /t/-/d/, /c/-/g/). Alors que chez les enfants implantés, il y a un décalage notable. Il semble que le trait de voisement leur pose problème.
- Parmi les constrictives, il n’y a pas ce décalage. On peut donc penser que le voisement est plus facile à percevoir et reproduire sur ces phonèmes plus longs.
- Le lexique
On relève un retard important de développement du lexique (supérieur à 2 ans) chez 6/9 enfants. Ces enfants ont un stock lexical réduit, qui va de pair avec une informativité réduite. Ils ont par ailleurs une bonne communication non-verbale, et deux parmi eux utilisent le français signé. Trois enfants présentent un retard léger, inférieur à 1 an. A l’épreuve de dénomination d’images de la N-EEL (Chevrie-Muller et Plaza, 2001), leurs écarts-types à la moyenne varient entre -1,65 et -0,57.
Deux arguments sont en faveur d’une spécificité du développement lexical de ces enfants. En premier lieu, il y a des différences d’utilisation entre les substantifs d’un côté et les élément syntaxiques de l’autre (verbes, auxiliaires, adverbe et adjectifs). Le développement lexical des enfants de notre étude n’est pas homogène par rapport à celui des entendants : ils utilisent plus facilement les substantifs que les termes syntaxiques.
De plus, on relève une différence d’utilisation au sein des substantifs. Certains champs lexicaux sont surinvestis par rapport à d’autres. Nous avons utilisé le test du Bain des Poupées (Chevrie-Muller et coll, 1997), et il apparaît que les termes du schéma corporel sont sur-utilisés par rapport aux deux autres catégories (noms du bains et autres noms). Cela reflète certainement des « apprentissages » redondants proposés par les parents, en prise en charge ou à l’école. Par ailleurs, les termes liés au bain et à la toilette sont particulièrement sous-utilisés. Cela vient nous rappeler que ces enfants sourds profonds ou sévères ne portent par leur implant dans ces moments-là, et alors le bain de langage ne leur est pas accessible.
En second lieu, on a relevé beaucoup de sur-extensions chez ces enfants. Pour interpréter cela, nous nous appuyons sur une publication de Bassano (Bassano, 1999). Elle compare les sous-extensions et les sur-extensions. Elle explique que les sous-extensions (ne nommer « chat » que celui de la maison) sont le signe d’un langage émergent et contextualisé. Alors que les sur-extensions (employer « coiffer » pour « brosse », « peigne »…) « peuvent avoir de multiples sources : ignorance du bon mot, erreur de mémoire, erreur de reconnaissance. » Nous pensons que, dans notre étude, c’est essentiellement parce qu’ils ignoraient le terme que les enfants ont produit des sur-extensions. Il s’agit donc bien là d’une spécificité.
- La morphosyntaxe
Nous avons évalué la variété des flexions et des structures utilisées : 6 enfants sur 9 ont un retard important et 3 enfants sur 9 un retard léger, inférieur à 1 an.
Nous avons ensuite calculé le LMPV, indice de la maturité syntaxique, pertinent en deçà de 5 à 6 ans. Nous avons comparé les résultats des enfants de l’étude avec ceux d’entendants du même âge : 4 enfants ont environ un an de retard et les 5 autres plus de 2 ans de retard.
Pour ce qui est de la spécificité du retard, dans notre étude, nous retrouvons un retard de développement syntaxique assez homogène : les différents éléments de la morphosyntaxe sont retardés dans les mêmes proportions. Un aspect fait exception : l’utilisation des pronoms est en décalage.
Conclusion :
Les principaux éléments qui ressortent de cette étude sont :
- Avec 1 an ½ à 3 ans de port de l’implant cochléaire, les enfants de notre étude présentent un retard de développement de l’expression. Une tendance se dégage : 1/3 de la population présente un retard léger (environ 1 an), 2/3 présentent un retard important (souvent supérieur à 2 ans).
- Nous pensons que l’on peut parler d’un développement du langage oral spécifique à l’enfant sourd prélingual implanté car il existe un décalage : le développement de l’articulation est moins retardé que celui du lexique et de la morphosyntaxe.
De plus, chacun de ces domaines présente des particularités. En articulation, le trait de voisement des occlusives sonores est difficile à réaliser. Pour le lexique, les enfants implantés utilisent plus facilement les substantifs que les éléments syntaxiques. On a de plus relevé de nombreuses sur-extensions, signe d’un développement lexical qui ne suit pas le développement des concepts. En syntaxe, ces enfants sont en difficulté avec les pronoms.
Ces éléments sont à mettre en perspective avec deux grandes tendances actuelles dans le domaine de l’implantation cochléaire pédiatrique. D’abord, quel sera l’effet de l’implantation bilatérale sur le développement du langage ? Ensuite, le dépistage néonatal doit permettre une implantation plus précoce. Nous sommes nombreux à penser qu’elle favorise certainement l’accès au langage. Mais ce dépistage induit également la modification d’autres paramètres, notamment communicationnels, psychologiques, neuropsychologiques, qui ne sont pas à négliger.
Amélie AUDOIT
Orthophoniste
Equipe implant CHU Pellegrin - Service du Pr BEBEAR
Place Amélie Raba-Léon
33076 Bordeaux cedex
amelie.audoit@chu-bordeaux.fr
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